Les heurts ont repris de plus belle, samedi matin,
entre les forces de l'ordre et plusieurs centaines de manifestants. Un
projet de réaménagement de la place Taksim ulcère les habitants qui
dénoncent le comportement autoritaire d'Erdogan.
Taksim est-elle la future place Tahrir de la Turquie?
Un vent de révolte souffle en plein cœur d'Istanbul et la colère monte
au fur et à mesure que les charges de la police, soutenues par des
véhicules antiémeute, se font plus violentes. Samedi, un nuage de gaz
lacrymogènes enveloppe la place pour la deuxième journée consécutive.
La veille au matin, les touristes ont découvert, éberlués, des
scènes de guérilla urbaine devant la porte de leur hôtel cinq étoiles,
Le Divan. Et des chambres se sont transformées en refuge pour les
manifestants. Les nuages de gaz lacrymogènes tirés par les forces de
l'ordre rendaient l'air irrespirable. «La police effectue des tirs
tendus, il y a des blessés à la tête, relate Billur Dokur, doctorante en
géographie, qui prête à ses amies un spray anti-irritant pour les yeux.
On voit toute la violence de l'État contre les citoyens.»
Un cliché d'Ahmet Sik, un
célèbre militant d'extrême gauche, la tête en sang, a fait le tour des
réseaux sociaux. Vendredi soir, un bilan faisait état d'un mort et de
dizaines de blessés. Le ballet des ambulances a duré toute la journée,
les affrontements se sont propagés aux rues adjacentes au fur et à
mesure que les heures passaient. Ils se poursuivaient dans la soirée,
offrant des scènes insurrectionnelles dignes du printemps arabe de
l'autre côté de la Méditerranée.
Démolition du parc
La nuit n'avait pas encore pâli au-delà du Bosphore que les forces de
l'ordre avaient entrepris, pour la deuxième journée consécutive, une
chasse aux manifestants qui occupent le parc Gezi attenant à la place
Taksim, brûlant les tentes de ceux qui se sont installés entre les
arbres. Depuis quatre jours, des milliers de Stambouliotes protestent
pacifiquement contre le réaménagement de Taksim. Jeudi soir, ils étaient
au moins 10.000.
Un projet de rénovation urbaine prévoyant la démolition du parc a
déclenché la mobilisation. Une réplique d'une caserne militaire ottomane
du XVIIIe siècle qui a été rasée en 1940 sera érigée à la place.
L'édifice hébergera un centre commercial et des habitations de luxe,
selon le dernier projet détaillé dans la presse. La place Taksim doit,
elle, être transformée en esplanade piétonnière et une mosquée sera
construite sur un côté. Le projet est défendu par la municipalité
d'Istanbul, dont le maire, Kadir Topbas, est un fidèle du premier
ministre Recep Tayyip Erdogan.
Gezi est un des rares espaces verts du centre de la métropole de
17 millions d'habitants. «Et le gouvernement les coupe, c'est
incompréhensible, s'insurge Mehmet, un guide touristique. C'est le cœur
symbolique du pays.» Ce parc contient une dimension affective
importante. Le quotidien libéral Radikal vient de lancer une campagne
pour en faire un Central Park stambouliote. Le premier ministre a balayé
les critiques d'une remarque méprisante: «Ils peuvent faire ce qu'ils
veulent, notre décision est prise.» «Il se prend pour le sultan,
reproche Gözde Küçüksahin, jeune designer qui arbore un petit tatouage
dans le cou. De quel droit vend-il des terrains publics? La
transformation de Taksim symbolise ce qu'il se passe dans Istanbul,
c'est pour cela que les gens sont en colère.»
De gigantesques opérations immobilières remodèlent la ville, avalent
l'espace public, faisant la fortune de promoteurs proches des
islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP),
au pouvoir. Il y a dix jours, les bulldozers ont rasé le cinéma Emek, un
bijou architectural des années 1920, sur l'avenue de l'Istiklal qui
débouche sur Taksim. Lui aussi sera remplacé par un centre commercial.
Le 29 mai, le chef du gouvernement a posé la première pierre du
troisième pont qui enjambera le Bosphore dès 2015, ignorant là encore
les rapports alarmants sur les dégâts environnementaux…
Tour de vis
Le parc de Gezi cristallise le ras-le-bol de citoyens turcs, de plus
en plus nombreux à être ulcérés par les dérives autoritaires de l'ancien
maire d'Istanbul, premier ministre depuis 2003. Le vote, par le
Parlement la semaine dernière, d'un nouveau tour de vis durcissant la vente d'alcool au détail est
perçu comme une intrusion supplémentaire dans les modes de vie par une
part importante de la population. Ce sont finalement les arbres qui
fédèrent des Turcs d'horizons politiques variés, voire antagonistes:
jeudi après-midi, des Kurdes dansaient en reprenant des chants de la
guérilla autonomiste du PKK. Cohabitant fraternellement avec des groupes
de jeunes kémalistes, qui ont longtemps défendu le pouvoir politique de
l'armée. Entre les deux, des libéraux et des militants d'extrême
gauche. «À ses débuts, nous avions soutenu l'AKP car il s'opposait à
l'armée, il offrait un espoir de démocratie, relate Irem Inceoglu,
enseignante en communication. Il a remplacé l'armée par la police.»